23 Fév 2013 Dénigrement Free-Bouygues : petit cas pratique de stratégie judiciaire (ou one flew over the cuckoo’s nest).
Le tribunal de commerce de Paris a rendu un jugement qui fera date dans l’histoire de la guerre entre opérateurs de télécommunication, et aussi dans l’histoire de la stratégie judiciaire.
Pour soutenir le lancement du quatrième réseau d’opérateur de télécommunications mobile en France, Free a utilisé une campagne de communication agressive (mentionnant notamment que les clients des autres réseaux étaient des « pigeons »). Bouygues Télécom a répliqué en traitant Free de « coucou » (faisant référence au fait que Free utilise pour une partie de ses services le réseau d’Orange).
Bouygues a aussi saisi le tribunal de commerce de Paris pour obtenir la condamnation de Free pour dénigrement.
Plutôt qu’un commentaire juridique (pourtant, la matière ne manque pas, car les sujets ne manquent pas), ce billet adopte une approche différente et vous propose une analyse de stratégie judiciaire. Free a perdu cette première bataille (la guerre sera longue, Free a annoncé qu’il allait faire appel) sur trois points.
D’abord, la maîtrise du temps. Presqu’un an après avoir subi la campagne publicitaire agressive de Free, Bouygues saisit le tribunal en utilisant une procédure d’urgence (l’assignation à jour désigné de l’article 858 du code de procédure civile) après avoir fourbi ses armes (voir troisième partie). Free demande un renvoi à la procédure « ordinaire » pour peaufiner sa défense. Refus du tribunal. Free perd un élément majeur. Mon avis modeste : je ne vois pas l’urgence. La campagne de communication a eu lieu il y a un an. Bouygues pouvait saisir le juge des référés pour obtenir l’interdiction sous astreinte (et temporaire) de l’utilisation des termes « pigeon », « arnaque » et Free aurait répliqué en demandant l’interdiction du « coucou ».
Ensuite, le changement de terrain et la surprise. C’est Free qui nous avait habitué à des stratégies judiciaires hardies, attaquant sans relâche (et gagnant souvent) les opérateurs installés (notamment Orange). Free a aussi l’habitude des stratégies agressives envers les plus petits (par exemple, le professeur d’économie qui affirme -à tort ou à raison- que l’entrée du 4ème opérateur est destructrice d’emplois). Free a peut-être été désarçonné. Quand on a l’habitude d’attaquer, on n’est pas à l’aise pour défendre. Demandez aux amateurs de football US, sport éminemment tactique.
Enfin, l’utilisation d’une arme asymétrique. Bouygues a manifestement marqué des points avec un rapport d’expertise amiable (c’est-à-dire produit de manière unilatérale) évaluant son préjudice. Et Free s’est pris les pieds dans le tapis sur ce point : tout en contestant la méthode suivie par l’expert, Free l’utilise pour sa réplique (pour demander la condamnation de Bouygues aussi pour dénigrement car Bouygues l’avait traité de « coucou »). Le tribunal tacle : si vous utilisez la même méthode, c’est que vous êtes bien d’accord… Mon avis : je suis en désaccord. Le tribunal pouvait très bien rendre un jugement avant-dire droit (c’est-à-dire tranchant une partie des questions, en condamnant Free et Bouygues, en prononçant une interdiction sous astreinte des noms d’oiseaux) et nommer un expert judiciaire sur l’évaluation du préjudice. Il a confondu vitesse et précipitation sur l’évaluation du préjudice.
Free a annoncé son intention de faire appel. Ces trois éléments seront ré-équilibrés : la procédure prend plus de temps (même si la cour d’appel peut réduire les délais en cas d’urgence, mais c’est rarement octroyé), un contre-rapport sera produit sur le préjudice, et la surprise sera éventée (la procédure d’appel permettra à Free de se préparer : brace yourself !). On attend avec impatience la suite !
Il y aurait d’autres choses à dire sur le plan juridique, et notamment sur le fait que la majorité des termes utilisés de part et d’autre constituent probablement des diffamations plus que du dénigrement. Mais dans le cadre d’une première lecture, voilà une première analyse de stratégie judiciaire.
Si vous voulez me faire part de vos réflexions, je suis preneur (bl (at) lamon-associes.com ou Bernard_Lamon sur Twitter).