23 Mar 2021 La violation d’un contrat de licence est-elle une contrefaçon ? Le débat rebondit.
Le 19 mars 2021, la cour d’appel de Paris a rendu un arrêt sur une question qui occupe les juristes et les éditeurs de logiciels depuis plusieurs années.
La question est de savoir si un éditeur de logiciel peut agir en contrefaçon en cas de violation d’un contrat de licence.
On pouvait penser que la solution avait été donnée par un arrêt de la cour de justice de l’union européenne (la CJUE) du 18 décembre 2019. Cet arrêt de la cour de justice de l’union européenne a été obtenu par l’auteur de ces lignes.
L’interprétation de cet arrêt était discutée : certains pensaient que le sujet était clos, d’autres qu’il fallait encore attendre que la cour d’appel de Paris se prononce.
L’arrêt du 19 mars 2021 était la première occasion pour la cour d’appel de Paris d’aborder de nouveau le sujet. En effet, l’affaire qui a donné lieu à l’arrêt de la CJUE du 18 décembre 2019 n’a pas eu de suite.
L’arrêt du 19 mars 2021 a été rendu dans une affaire entre deux sociétés de taille très différente. La société qui attaquait était la société ENTR’OUVERT, une petite société qui avait écrit un logiciel de gestion des identités (le logiciel LASSO). La société en défense était un très gros acteur de l’informatique, la société Orange business services.
Le logiciel LASSO était distribué sous un système de dual licensing : en licence libre GPL pour les usages « normaux » du logiciel et en licence commerciale dès que le logiciel était intégré à une solution plus globale.
Orange business services a emporté un gros appel d’offres et a intégré le logiciel LASSO dans la solution qu’elle a livrée à l’Etat. Elle estimait qu’elle en avait le droit par application de la licence GPL.
L’éditeur du logiciel lui a fait un procès, avec une saisie contrefaçon et une expertise judiciaire. Dans un jugement du 21 juin 2019, le tribunal de grande instance de Paris a adopté la solution qui était assez fréquente depuis plusieurs années : il a déclaré que l’action de l’éditeur de logiciel était irrecevable.
Le raisonnement tient en quelques phrases : l’action en contrefaçon est une action délictuelle et vous vous plaignez d’une violation du contrat de licence. Or, la violation de contrat est une action de nature contractuelle, donc l’action en contrefaçon est irrecevable, car on ne peut pas agir simultanément en droit français sur un fondement délictuel et contractuel.
L’arrêt de la cour d’appel de Paris du 19 mars 2021 était très attendu. Il est très décevant sur le sujet essentiel.
L’arrêt contient quand même un petit élément de satisfaction : la violation d’un contrat de licence libre est reconnue par la cour d’appel comme une violation de contrat, ce qui conforte l’idée que la licence libre est bien un contrat, thèse encore parfois combattue de nos jours.
Sur le sujet principal, la cour d’appel fait une étude très détaillée de l’arrêt de la CJUE mais aboutit finalement à la même solution que précédemment : si un éditeur de logiciel se plaint d’une violation d’un contrat de licence, il ne peut pas agir en contrefaçon.
La cour d’appel de Paris résiste à la cour de justice de l’union européenne comme si elle ne voulait pas reconnaître sa jurisprudence. Elle le fait très habilement en citant de nombreux passages de l’arrêt de la CJUE, mais pour aboutir à une solution inverse de ce qu’a tranché la CJUE.
Pourtant, il y a une différence entre la jurisprudence française et la jurisprudence européenne. Quand la Cour de cassation prend une série de décisions sur un sujet de droit, il s’agit d’une jurisprudence. Une cour d’appel peut résister à la Cour de cassation et continuer à rendre des décisions dans un sens différent. Elle prend le risque que d’autres arrêts de la Cour de cassation lui donnent tort. Mais parfois, la Cour de cassation fait évoluer sa jurisprudence. On appelle cela la résistance des juges du fond.
C’est pour cette raison qu’on dit que la jurisprudence n’est pas une source du droit (contrairement à la loi) mais une autorité. La jurisprudence est généralement suivie, mais pas toujours.
À l’égard de la jurisprudence de la CJUE, les choses sont différentes. Les traités européens dotent la CJUE d’un pouvoir normatif. Quand la CJUE tranche un sujet, elle le fait d’une manière très particulière. Elle ne juge pas l’affaire. Elle répond à une question qui lui est posée par une juridiction nationale. C’est la raison pour laquelle le dispositif de son arrêt (c’est-à-dire la décision elle-même) est formulé de la manière suivante : « Par ces motifs, la cour dit pour droit ».
La cour d’appel de Paris semble donc refuser l’application de ce principe. C’est une première surprise.
Cet arrêt de la cour d’appel de Paris soulève un deuxième problème. Il prive les titulaires de droits d’auteur sur des logiciels (la petite société éditrice) de tout recours effectif sur le fondement du droit d’auteur en cas de violation d’un contrat de licence, notamment de licence « libre ». En pratique, cela aboutit à priver tous les éditeurs de logiciels de la quasi-totalité de leur pouvoir d’agir en justice en contrefaçon de logiciel (edit suite au tweet de @OLEQUERE). Il ne leur restera plus que l’hypothèse où un pirate dans un garage copie leur logiciel. Ce n’est pas leur principal problème, qui se pose beaucoup plus souvent quand un grand nom de l’industrie informatique méprise leur propriété intellectuelle.
L’éditeur de logiciel obtient quand même une petite satisfaction. En effet, la cour d’appel de Paris condamne OBS sur le fondement du parasitisme, en considérant qu’en intégrant LASSO dans sa solution, OBS a tiré parti des investissements de l’éditeur sans bourse délier (c’est la formulation classique retenue en matière de parasitisme). Le petit éditeur obtient 150.000 € de dommages et intérêts. Il réclamait 3.000.000 € au total…
On peut espérer que l’arrêt fasse l’objet d’un pourvoi en cassation. Mais le petit éditeur préférera peut-être sécuriser son (petit) gain plutôt que de risquer de tout perdre.