21 Avr 2012 Plaidoirie pour la liberté de publier les premiers résultats dès 18h30 le dimanche…
Mme, M. le Président, Mmes et MM. Les juges du tribunal,
Vous avez à juger aujourd’hui M. (Demorand, Lamon, etc.) qui a, le 22 avril 2012, diffusé sur le réseau internet Twitter les résultats des premiers bureaux de vote dans lesquels les dépouillements du premier tour de l’élection présidentielle étaient en cours, à 18h35 faits prévus et réprimés par les articles 11 et 12 de la loi 77-808 du 19 juillet 1977, et par l’article L 90-1 du code électoral.
Je tiens, quant à moi, que l’infraction n’est pas constituée (I), et que si elle l’était, l’article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme prive cette infraction d’un élément indispensable : son élément légal (II).
L’infraction n’est pas constituée parce qu’elle suppose la réunion de plusieurs éléments matériels :
– la diffusion, la publication ou le commentaire (a),
– d’un sondage (b),
– la veille de chaque tour de scrutin et le jour de celui-ci (c) (cf. début de l’article 11 de la loi 1977-808).
Il est précisé à la fin de cet article 11 que cette interdiction ne s’applique pas « aux opérations qui ont pour objet de donner une connaissance immédiate des résultats de chaque tour de scrutin et qui sont effectuées entre la fermeture du dernier bureau de vote en métropole et la proclamation des résultats ».
Si le premier et le troisième élément sont réunis, le deuxième ne l’est pas. Il y a bien eu diffusion et publication des premiers résultats des bureaux de vote dans lesquels le dépouillement avait commencé.
Mais l’infraction prévoit qu’il est interdit de publier un sondage avant la fermeture du dernier bureau de vote en métropole. Plus précisément, l’article 12 de la loi de 1977 prévoit que seront punis des peines prévues à l’article L 90-1 du code électoral… « ceux qui auront contrevenu aux dispositions des articles 7 et 11 ». Or, l’article 11 interdit la publication d’un « sondage ». Le terme de « sondage » est défini à l’article 1 de la loi de 1977. Enfin, plus précisément, il n’est pas défini… il est seulement précisé que la loi s’applique aux sondages « d’opinion ayant un rapport direct avec une élection ».
On peut prendre le texte comme on le veut : un résultat partiel n’est pas un sondage d’opinion. Un sondage d’opinion suppose de demander à des gens (le fameux « échantillon représentatif ») leur « opinion ». Un résultat partiel, permettant de dégager des tendances n’est pas un sondage d’opinion. Il porte sur le vote réellement exprimé.
D’ailleurs, si le résultat partiel était un sondage « d’opinion » au sens de l’article 1 de la loi de 1977, comment les instituts pourraient-ils respecter les articles 2 et 3, qui imposent d’indiquer « le texte intégral des questions posées », la méthode de choix des personnes et la composition de l’échantillon…
M. le Procureur, tout attaché à maintenir une certaine police administrative des élections (est-ce là bien son rôle ? on peut respectueusement en douter… ), affirme que l’esprit du texte est bien là, qu’il interdit la publication de tout sondage avant la fermeture du dernier bureau de vote, et qu’un résultat partiel est bien équivalent à un sondage, et qu’il s’agissait bien de l’intention du législateur en rédigeant la loi de 1977.
L’opinion de M. le Procureur est intéressante. Elle est juste frappée d’anachronisme (le législateur de 1977 a donc prévu Twitter ?), et surtout, elle s’applique à une discussion de bonne foi sur un plateau de télévision, de radio, ou dans un éditorial de journal. Mais pas dans un prétoire de tribunal correctionnel où l’interprétation textuelle est la seule admissible.
A supposer que votre tribunal veuille faire preuve de créativité (ce qui est le début de la tyrannie en démocratie nous enseignent les anciens), en toute hypothèse, la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme s’oppose à toute condamnation. C’est la chambre criminelle de la cour de cassation, pas particulièrement réputée pour son laxisme, qui l’a écrit le 7 septembre 2001, à propos de … sondages d’opinion : « Selon l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, toute personne a droit à la liberté d’expression. L’exercice de ce droit, qui comprend, notamment, la liberté de recevoir ou de communiquer des informations, ne peut comporter de conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi que lorsque celles-ci constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, notamment à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. En interdisant la publication, la diffusion et le commentaire, par quelque moyen que ce soit, de tout sondage d’opinion en relation avec des élections, une semaine avant le scrutin, les articles 11 et 12 de la loi du 19 juillet 1977 et 90-1 du code électoral, fondant la poursuite, instaurent une restriction à la liberté de recevoir et de communiquer des informations qui n’est pas nécessaire à la protection des intérêts légitimes énumérés à l’article 10.2 de la Convention européenne des droits de l’homme. Étant incompatibles avec ces dispositions conventionnelles, ils ne sauraient servir de fondement à une condamnation pénale. »
En interdisant la publication des premiers résultats à partir de 18h30, « les articles 11 et 12 de la loi du 19 juillet 1977 et 90-1 du code électoral, fondant la poursuite, instaurent une restriction à la liberté de recevoir et de communiquer des informations qui n’est pas nécessaire à la protection des intérêts légitimes énumérés à l’article 10.2 de la Convention européenne des droits de l’homme. »
Le principe dans toute société démocratique est la liberté de communication et d’expression. Ce n’est que de manière proportionnée et pour protéger un nombre précis d’intérêts légitimes que cette liberté peut être restreinte. Assurer la régularité et l’équité du vote (l’objectif prétendu de cette interdiction d’expression) ne fait pas partie de ces intérêts.
Dès lors, et même si vous êtes convaincus que la démocratie serait servie par l’absence de tout « sondage » avant la clôture du dernier bureau de vote, c’est l’honneur de la démocratie d’appliquer les grands principes : le texte ne prévoit de condamnation que pour un « sondage ». les premiers dépouillements ne sont pas un sondage. CQF. La relaxe s’impose.
NB : bien sûr, tout cela est purement virtuel. Si jamais des poursuites sont engagées par M. le Procureur de Paris, mes arguments sont libres de droit (les idées sont de libre parcours).